21 février 2017

Notre Dame des Buttes


"- C'est vrai, c'qu'i dit, fit un homme sans remuer la tête dans sa gangue. Quand j'sui' été en permission, j'ai vu qu'j'avais oublié bien des choses de ma vie d'avant. Y a des lettres de moi que j'ai relues comme si c'était un livre que j'ouvrais. Et pourtant, malgré ça, j'ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c'est des choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu'on est. 
- Ni les autres, ni nous, alors! Tant de malheur est perdu!
Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.
- Ah! Si on se rappelait. S'écria l'un d'eux.
- Si on se rappelait, dit l'autre, y aurait plus d'guerre!
Un troisième ajouta magnifiquement:
- Oui, si on s'rappelait, la guerre serai moins inutile qu'elle ne l'est.
Mais tout d'un coup, un des survivants couchés se dressa à genoux, secoua ses bras boueux et d'où tombait la boue et, noir comme une grande chauve-souris engluée, il cria sourdement: 
- Il ne faut plus qu'il y ait de guerre après celle-ci!"

Henri Barbusse, Le feu, Flammarion, 1965.

3 février 2017

Rame sous tension


"Comment ne pas mentionner ce paradoxe qui a voulu que ce soit sous le gouvernement de la gauche qu'ont été revalorisée l'entreprise, le marché, le champ international, que ce soit durant cette même période que les salaires et le pouvoir d'achat ont baissé tandis que la bourse ne cessait de monter?" (Michel Rocard, Forum de l'Expansion, 3 octobre 1985) Le paradoxe ne consiste-t-il pas plutôt à donner un label de gauche à une œuvre qui, de l'aveu même des auteurs, n'a pour tout critère de comparaison que les échecs de la droite?"

La deuxième droite, JP Garnier et L Janover, Contre-feux Agone, Marseille, 2013. Première édition Robert Laffont, 1986.

2 février 2017

Choisy le plein


"L'Américain moyen consacre plus de mille six cents heures par an à sa voiture. Il y est assis, qu'elle soit en marche ou à l'arrêt; il la gare ou cherche à le faire; il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l'essence, les péages, l'assurance, les impôts et les contraventions. De ses seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à sa voiture, qu'il l'utilise ou qu'il gagne les moyens de le faire. Ce chiffre ne comprend même pas le temps absorbé par des activités secondaires imposées par la circulation: le temps passé à l'hôpital, au tribunal ou au garage, le temps passé à étudier la publicité automobile ou à recueillir des conseils pour acheter la prochaine fois une meilleure bagnole. Presque partout on constate que le coût total des accidents de la route et celui des universités sont du même ordre et qu'ils croissent avec le produit social. Mais, plus révélatrice encore, est l'exigence de temps qui s'y ajoute. S'il exerce une activité professionnelle, l'Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres; cela représente à peine 6 kilomètres à l'heure. Dans un pays dépourvu d'industrie de la circulation, les gens atteignent la même vitesse, mais ils vont où ils veulent à pied, en y consacrant non plus 28 %, mais seulement 3 à 8 % du budget-temps social. Sur ce point, la différence entre les pays riches et les pays pauvres ne tient pas à ce que la majorité franchit plus de kilomètres en une heure de son existence, mais à ce que plus d'heures sont dévolues à consommer de fortes doses d'énergie conditionnées et inégalement réparties par l'industrie de la circulation" 

Ivan Illich, Énergie et équité, Paris, Seuil, 1973.