16 octobre 2015

Un arrangement avec le mensonge


"Cela étant, on ne peut pas comprendre le processus de banalisation du mal uniquement à partir de l'analyse des conduites de ceux qui donnent nolens volens, leur adhésion au système. Il faut aussi considérer l'impact de ceux qui n'adhèrent pas au système sur le processus lui-même. On peut distinguer ici deux catégories: ceux qui ignorent, authentiquement, la réalité à laquelle, pour une raison spécifique, ils n'ont pas accès. Ceux-ci consentent mais sans le savoir. Ce sont des innocents, leur responsabilité n'est pas engagée, mais, de fait, leur conduite est en définitive la même que celle qu'utilise intentionnellement la stratégie défensive de la normopathie en secteur, qui n'est nullement de l'ignorance mais un arrangement avec le mensonge. La deuxième catégorie est représentée par les opposants, les résistants au système. On sait comment, dans les systèmes totalitaires est traité le cas des opposants: exil, exécution, ou camp de concentration. Mais ce n'est assurément pas le cas dans la société néolibérale. L'utilisation de la terreur et de l'assassinat est évidemment ce qui distingue le totalitarisme du système néolibéral. Dans ce dernier, toutes sortes de moyens d'intimidation sont utilisés pour obtenir la peur, mais pas par la violence contre le corps. Il semble que les opposants soient, dans le cas du néolibéralisme, essentiellement confrontés à inefficacité de leur protestation et de leur action. Non pas tant parce qu'ils sont minoritaires, mais en raison de la cohérence qui soude le reste de la population à la banalisation du mal."

Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l'injustice sociale, Points, page 183.

8 octobre 2015

Work hard play hard®


"L'erreur d'analyse des organisations politico-syndicales sur l'évolution des mentalités et des préoccupations émergentes vis-à-vis de la souffrance dans le travail a laissé le champs libre aux innovations managériales et économiques. Ceux qui spéculaient, qui accordaient des largesses fiscales sans précédent aux revenus financiers, qui favorisaient les revenus du patrimoine au détriment des revenus du travail, qui organisaient une redistribution inégalitaire des richesses (qui se sont considérablement accrues dans le pays en même temps qu'apparaissait une nouvelle pauvreté), ceux-là mêmes qui généraient le malheur social, la souffrance et l'injustice, étaient dans le même temps les seuls à se préoccuper de forger de nouvelles utopies sociales. Ces nouvelles utopies, inspirées par les Etats-Unis et le Japon, soutenaient que la promesse de bonheur n'était plus dans la culture, dans l'école, ou dans la politique, mais dans l'avenir des entreprises. Les "cultures d'entreprises" ont alors foisonné, avec de nouvelles méthodes de recrutement et de nouvelles formes de gestion, notamment de direction des "ressources humaines". En même temps que l'entreprise était la base du départ de la souffrance et de l'injustice (plans de licenciement, "plans sociaux"), elle devenait championne de la promesse du bonheur, d'identité et de réalisation pour ceux qui sauraient s'y adapter et apporter une contribution substantielle à son succès et à son "excellence". 

Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l'injustice sociale, Points, page 51.

7 octobre 2015

DRH, option licenciement


"Aujourd'hui, on embauche des "bac+2" chargés de faire le sale boulot; notamment le sale boulot vis-à-vis des sous-traitants. On forme même, dans une université parisienne, de jeunes étudiants à un diplôme d'études supérieures, c'est à dire à un diplôme de praticien de niveau bac +5, dont le titre est : "DESS de DRH, option licenciement".
De sorte qu'une fraction de la population, notamment des jeunes, privés de transmission de la mémoire du passé par les anciens qui ont été écartés de l'entreprise, se trouve ainsi conduite à apporter son concours au "sale boulot", toujours au nom du réalisme économique, et de la conjoncture. Ils plaident tous, nolens volens, en faveur de la thèse de la causalité systémique et économique, à l'origine du malheur social actuel. Commettre l'injustice au quotidien contre les sous-traitants, menacer ceux qui travaillent de licenciement, assurer la gestion de la peur comme ingrédient de l'autorité, du pouvoir et de la fonction stratégique, apparaissent comme une banalité pour les jeunes embauchés qui ont été sélectionnés par l'entreprise. Le recrutement de jeunes diplômés, sélectionnés facilement sur des critères idéologiques qui ne se veulent pas tels parmi la masse des candidats en recherche d'emploi, l'absence de transmission de mémoire collective à cause du licenciement des anciens, et l'effacement des traces dont il a été question au chapitre consacré à la stratégie de la distorsion communicationnelle, forment un dispositif efficace pour éviter la discussion sur les pratiques managériales dans l’espace public."

Christophe Dejours, Souffrance en France, la banalisation de l'injustice sociale, Points, page 135.